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A Nantes, des comités autonomes mènent la danse - Christophe Gueugneau, Médiapart, 29 mars 2018

jeudi 29 mars 2018, par Laurence

L’Université de Loire-Atlantique a vu plusieurs de ses bâtiments occupés ces derniers mois, d’abord par un collectif de soutien aux exilés, puis par les étudiants opposés à la réforme de l’Université. La mobilisation prend de l’ampleur, alors que des liens se tissent avec les cheminots et d’autres secteurs.

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Nantes (Loire-Atlantique), envoyé spécial.– Le bâtiment a beau être sorti de terre il y a quelques années seulement, il n’a pas l’air si neuf. D’abord parce que son architecture n’est guère différente de celle de ses prédécesseurs, ensuite, et surtout, parce que ses murs, couverts de graffitis et d’affiches, ont comme vieilli prématurément. Depuis six semaines, deux amphis du campus Tertre, à Nantes, sont occupés par des étudiants opposés à la loi ORE (sur l’orientation et la réussite des étudiants). Sur les murs, des slogans hostiles à la sélection à l’Université, bien sûr, mais pas seulement : soutien aux exilés, aux accusés du groupe de Tarnac actuellement en procès, dénonciation des violences policières, ou propos plus généraux sur la « misère en milieu étudiant », pour reprendre l’expression situationniste qui a fait florès en 1968.

La mobilisation dans les universités semblait végéter sous les radars médiatiques, mais deux événements consécutifs, la semaine dernière, l’ont soudain mise en lumière : la mise sous tutelle de l’Université de Toulouse, occupée depuis trois semaines et dont les AG réunissent régulièrement plus de 2 000 étudiants ; et l’expulsion par des personnes cagoulées et armées de bâton d’un amphi occupé à Montpellier.

Ce serait cependant faire un raccourci de voir dans ces deux moments le déclencheur d’un mouvement large. Le feu couvait depuis des semaines. Singulièrement à Nantes. Au mois de novembre, l’occupation d’un bâtiment vide de l’École des beaux-arts par un collectif pour en faire un lieu d’accueil pour mineurs en exil avait tenu 24 heures avant l’évacuation. Une partie du large bâtiment Censive, sur le campus, est ensuite investi. Trop exigu, le collectif se reporte par la suite sur le château du Tertre, lui aussi situé sur le campus. L’occupation a duré trois mois, avant une expulsion décidée par le président de l’Université, Olivier Laboux, pendant les vacances d’hiver. C’est depuis un ancien Ehpad, situé en centre-ville, qui est occupé.

Ce mouvement de solidarité a eu un effet paradoxal : il a éclipsé la mobilisation contre la loi ORE en même temps qu’il tissait les liens qui allaient la porter. Un « agenda militant un peu particulier », résume un membre de Sud Éducation 44. « Les étudiants ici revendiquent clairement la convergence des luttes », explique pour sa part Lucie Thévenet, enseignante en lettres classiques à Nantes.

Lundi 26 mars, rendez-vous est donc pris devant l’un des amphis avec ses « occupants ». Contact a été pris via Facebook, auprès d’une personne sous pseudo. La géopolitique du mouvement nantais est complexe, ses initiateurs sont divisés en une myriade de groupes. En face de nous se trouvent des membres de la Fars (Force d’action révolutionnaire en sociologie), du Lama (Lettres autonomes mobilisées en action), du Chat (Comité des historien.nes.s autonome du Tertre), et d’autres encore. Le matin même, sur le site Lundi Matin, a été publié un texte qui évoque encore d’autres groupes : le Gag (Groupe autonome des géographes), le Cap (Comité autonome de psycho), le Dab (Droit autonome bloqueurs) ou encore l’Ours (Organisation universitaire des révolté·e·s scientifiques).

Tous ces groupes se retrouvent plus ou moins dans le CAUN (Comité autonome universitaire nantais), tandis que les informations circulent notamment via la page Facebook Université de Nantes en lutte. Chaque comité comprend entre une dizaine et une trentaine de personnes. Pour leurs membres, ces comités répartis par UFR présentent de nombreux avantages. D’abord, ils permettent une « proximité » avec les autres étudiants, les rendant plus « accessibles  ». Ensuite, une « tentative de prise de pouvoir bureaucratique  » est rendue quasiment impossible : en clair, les syndicats sont totalement dépassés. Enfin, chaque groupe peut prendre ses propres décisions d’action sans en référer préalablement à une assemblée générale.

Depuis le début de l’occupation des amphis, une université populaire a été mise en place. Des ateliers ont eu lieu – « Comment sortir de Microsoft ? », « Quelle attitude tenir en manif ? » –, d’autres sont au programme – « Les inégalités sociales », « Mai 68 ». Professeure de sociologie, spécialiste de l’éducation, Sophie Orange est également venue expliquer les tenants et aboutissants de la loi ORE.

Les syndicats étudiants sont absents ou dépassés. «  L’Unef a disparu, et même Solidaires a un peu déserté », explique un membre du comité. Un deuxième complète : « Dans les AG, il y a des militants, mais pas les orgas en tant que telles. » Un troisième se félicite d’une forme d’« autogestion de la lutte  » et ajoute, dans un sourire : « La plus grosse participation des syndicats, c’est de nous prêter leur imprimante. »

L’Unef n’en prend pas ombrage. «  C’est une forme de militantisme qu’on ne connaît pas forcément », reconnaît Nolwenn Arteaud-Orquin, trésorière de l’Unef à Nantes. « À titre personnel, je trouve ça bien, ça permet de grossir le mouvement. Ils nous font beaucoup avancer. Ils ont un regard qui remet en question nos pratiques. » L’Unef compte environ 350 adhérents à Nantes, mais seulement une trentaine de membres actifs. Lors des dernières élections, en début d’année, la liste de la Fage, organisation proche de la CFDT, est arrivée largement en tête. Ce syndicat est pour la loi ORE et soutient plus généralement la politique éducative d’Emmanuel Macron.

Les partis politiques sont également largement absents sur le campus. Un groupe insoumis existe, mais « on ne les voit jamais », selon un autonome. Les jeunesses communistes sont également invisibles, même si certains militants participent bien au mouvement. Des jeunes du NPA sont présents via leur groupe L’Étincelle, visibles surtout au moment de la mobilisation autour des migrants. Mais ce ne sont clairement pas eux qui mènent la contestation.

« C’est un mouvement pour tout le monde et par tout le monde, donc c’est normal qu’il n’y ait pas trop d’orgas présentes en tant que telles », expose un autonome. «  Même au sein des groupes par UFR, ce sont des gens pas trop militants. Il y a un gros renouveau des populations mobilisées », ajoute-t-il.

Les modes d’action choisis ne font pas l’unanimité. En particulier le blocus du campus. Croisé à la fin de son cours de philo, Maxime estime qu’il est « bien qu’il y ait une mobilisation, des revendications. Mais les blocus apportent beaucoup de tension avec les étudiants, surtout vis-à-vis de ceux qui ne veulent pas être engagés. Alors que de temps en temps la politique devrait être mise de côté  ». Audrey, sortie du même cours, est plus dubitative : « Les blocages ne sont pas la solution et en même temps ça en vaut peut-être la peine. Au début, j’avais l’impression que ça n’avait pas d’impact, mais maintenant, j’estime que ça nous permet de nous faire entendre.  »

« Il va y avoir du zbeul »

« Mine de rien, les blocus montrent leur efficacité », juge pour sa part Solène. « Qu’est-ce que c’est de perdre quelques jours de cours si c’est pour permettre à la fin d’affronter un avenir de manière sereine ?  » Nolwenn, de l’Unef, semble elle aussi avoir changé d’avis au cours des dernières semaines : « Au début, on était contre les blocus, car on estimait que les gens n’étaient pas assez informés sur la loi. Mais désormais, on est pour participer, vu l’énormité du texte législatif et le peu de choix d’actions. »

Des étudiants opposés à ces blocus ont bien tenté de s’organiser. Pour l’instant sans succès. Une pétition lancée la semaine dernière a péniblement atteint 450 signatures. Mi-mars, une étudiante a lancé une page Facebook contre l’occupation. Piratée quelques heures plus tard. Une AG organisée en début de semaine a réuni une quarantaine de personnes.

Même si les campus des facs de sciences ou de santé ne sont pas touchés, la gestion des blocages par la présidence de l’Université n’a pas aidé. « Au début, Olivier Laboux [président de l’université – ndlr] a été très agressif. Il a procédé à des fermetures administratives qui n’étaient pas légitimes », juge un membre de SUD Éducation, « quand deux amphis étaient occupés, il a décidé de tout fermer ».

« Beaucoup se demandent ce que veut la présidence lorsqu’elle envoie, par exemple, des messages annonçant un retour à la normale, sans vraisemblablement s’en assurer sur le terrain, et appelle à un retour massif : cherche-t-elle la confrontation ? » s’interroge Lucie Thévenet, professeure en lettres classiques. Elle poursuit : « Pour une grande majorité de mes collègues et du personnel, il y a clairement un refus de cette confrontation, et du recours à une intervention des forces de l’ordre que le moindre accroc pourrait justifier.  »

Mardi midi, l’AG des opposants a réuni plus de 700 personnes. Devant l’afflux, les organisateurs ont dû changer d’amphi, au grand dam d’un professeur de droit qui a quitté la nouvelle salle en pointant les « usurpateurs ». La question des blocages a de nouveau occupé une partie des débats.

Une étudiante se déclare pour, mais insiste sur le fait qu’en bloquant toujours les mêmes jours, ce sont chaque fois les mêmes cours qui sont concernés. Elle propose des blocages tournants. Une autre étudiante renvoie la balle à l’administration de la fac : c’est à elle de trouver une solution. Elle poursuit : « Elle est où la grève des profs ? Quand est-ce qu’ils se mobilisent ? »

Un étudiant poursuit : « Je suis au courant qu’il y a des gens qui sont pour cette lutte, mais qui paniquent. Ce que je propose, c’est d’exiger des semestres blancs. » En gros, que l’administration s’engage à donner la moyenne à tous les étudiants. Une jeune fille souligne que pour certains, il ne s’agit pas d’avoir la moyenne, mais d’avoir des notes supérieures pour partir dans d’autres universités, à l’étranger par exemple. Un autre s’alarme : si un semestre blanc permet bien d’avoir son année, il n’en restera pas moins des lacunes pour l’année suivante.

Quelqu’un recadre le débat : « Lors de la dernière AG, on avait voté un blocage immédiat en cas d’attaque d’une fac, je ne vois pas pourquoi on devrait revoter aujourd’hui. » Un autre met en garde : « Si le blocage est voté, il faut que les gens soient présents pour le tenir.  »

On passe au vote. Quelques étudiants sont appelés sur l’estrade pour compter les votants. Une première motion est adoptée : se mobiliser les 28 mars (à l’appel de l’université de Lille, « contre les fascistes »), 3 avril (avec les cheminots), 7 avril (manif intersyndicale large), 12 avril (appel jeunesse), 14 avril (un samedi) et enfin le 19 avril (nouvelle journée interprofessionnelle). « Ça va faire monter la pression », explique l’auteur de cette proposition.

À une large majorité, il est décidé de procéder à des blocages de la faculté ces jours de mobilisation, puis de voter, le soir même, la poursuite du blocus jusqu’au jour de mobilisation suivant.

Lors de cette AG, l’objectif de la « convergence des luttes » et de la « jonction avec le monde du travail  » est clairement affiché, comme l’explique un étudiant. Un autre propose par exemple d’organiser avec les cheminots une opération « péages gratuits » les jours de grève : « Ça permettrait aux gens obligés de prendre leur voiture de se déplacer gratuitement, et en plus, ça ferait chier Vinci. » Gros applaudissements.

Une assemble générale « inter-luttes  » est d’ores et déjà programmée jeudi soir. «  Avec la CAUN, il y a déjà plein de liens avec les syndicats professionnels, avec la CGT, avec SUD », explique à Mediapart une membre de la Fars, qui parle de « front commun ». « C’est les K-way noirs et les chasubles rouges, ensemble dans les manifs. » Cette alliance a commencé pendant la mobilisation en faveur des exilés et se poursuit depuis.

Elle s’explique aussi par la répression particulièrement violente des manifestations à Nantes, notamment depuis les manifestations contre la loi travail au printemps 2016. Des responsables syndicaux auraient été directement menacés par la préfecture, qui leur aurait demandé de se désolidariser des « casseurs ». Ce qu’ils n’ont pas fait. « Les services d’ordre de la CGT et de SUD nous protègent dans les manifs », raconte un étudiant.

« La convergence des luttes, c’est une tradition en Loire-Atlantique  », explique Dorian Piette, enseignant en droit à l’IUT de Nantes, lui-même ancien étudiant sur le campus en 2009. Pour lui, le mouvement est clairement « plus profond que la simple dénonciation de la réforme universitaire, les revendications sont beaucoup plus larges  ». Résumé dans un sourire d’une étudiante autonome : « Loi maintenue ou pas, il va y avoir du zbeul ! »