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Comment nous avons enquêté sur une affaire d’intégrité scientifique - Le Monde, Hervé Morin (Responsable du supplément Science&Médecine), 5 juin 2108

mardi 5 juin 2018, par Hélène, Tournesol, Pr.

Notre récent article sur la gestion d’une affaire de soupçon de méconduite scientifique a suscité de vives réactions, exprimées dans une lettre ouverte signée par 503 chercheurs.

À lire ici.

Décryptage. Une lettre ouverte mise en ligne le 28 mai, intitulée « Ethique journalistique, éthique scientifique », a été signée par 503 chercheurs, dont de grands noms de la recherche française. Son objet ? Répondre à une enquête que Le Monde a publiée dans le supplément « Science & médecine » daté du 23 mai, titrée « Intégrité scientifique à géométrie variable ».

Son sous-titre explicitait le propos : « En février, la patronne de la biologie au CNRS avait été absoute d’accusations de méconduite scientifique. Des chercheurs anonymes remettent en cause ces conclusions. »

L’article du Monde expliquait donc que le travail d’une commission d’enquête anonyme dédouanant Catherine Jessus, directrice des sciences de la vie au CNRS, d’accusations sur son intégrité scientifique, n’avait pas convaincu des biologistes eux aussi restés anonymes, par crainte de « représailles ». Ceux-ci, dans quarante-cinq pages d’un argumentaire serré, jugeaient invalides les conclusions des experts, rendues publiques en février, mettant en question leur compétence et les accusant d’encourager de « mauvaises pratiques » de laboratoire.

Indépendamment de ces critiques, ­notre article mentionnait des points troublants : la commission d’enquête mise sur pied par Sorbonne-Université, tutelle du laboratoire de Catherine Jessus, était ­présidée par un chercheur – que nous ne nommions pas – ayant un lien de sujétion avec celle-ci et l’université. Nous mentionnions que cette situation constituait un conflit d’intérêts manifeste. Nous rappelions en outre que, contrairement à ce qu’affirmait le rapport, trois des articles incriminés qui devaient être corrigés ne l’avaient toujours pas été par les revues scientifiques les ayant publiées – les éditeurs contactés indiquant des « discussions en cours ».

Enfin, nous concluions que les inconduites scientifiques avérées – des manipulations d’images correspondant à des identifications de protéines – appartenaient à une « zone grise » : « Si elles ne constituent pas une fraude au sens de la fabrication ou de la falsi­fication de résultats, elles ne ­représentent certainement pas une bonne pratique de laboratoire », écrivions-nous, regrettant que le constat de cette forme d’atteinte à l’intégrité scientifique n’ait pas été simplement acté par les tutelles et la commission.
Les reproches des signataires

Les signataires de la lettre ouverte (https://scienceactive.net) font une tout autre lecture de l’affaire. Ils estiment que la commission d’enquête constituée d’« experts indépendants » n’était pas en conflit d’intérêts – ce qui suppose qu’ils connaissent leur identité, leur nombre et leurs institutions de rattachement, éléments qui n’ont pourtant pas été rendus publics.

Ils assurent que les corrections proposées ont été acceptées par les revues – ce qui n’est toujours pas le cas pour certaines d’entre elles. Ils qualifient de « dénaturés en étant abusivement présentés hors de leur contexte » les propos non anonymes d’un de leurs collègues.

Précisons que l’intéressé, Pere Puigdoménech, membre du comité scientifique du CNRS et chercheur au CSIC (équivalent espagnol du CNRS), nous a, depuis, confirmé « assumer et défendre » sa position sur la nécessité de confier l’enquête à des personnes « externes aux institutions concernées ».

Surtout, les auteurs de la lettre ouverte contestent la crédibilité des auteurs du contre-rapport, en raison de leur anonymat, et condamnent, dans le fait de relayer leurs conclusions, « un article offensant autant pour la commission d’enquête et la communauté scientifique que pour la pratique journalistique, tant il est dénué d’analyse, de vérification de la fiabilité des sources et nourri d’anonymat et de dénonciation ».

Au total, un « mépris de la déontologie » journalistique rappelant « les ­dénonciations et les lettres anonymes d’un autre âge », alimentant un climat de « chasse aux sorcières ». L’accusation, visant nominativement l’auteur de l’article David Larousserie, est lourde. Il convient d’y répondre, en explicitant la façon dont nous avons travaillé.
Chronologie de l’affaire

Elle a pour origine un blogueur scientifique allemand, Leonid Schneider, ancien biologiste, qui, début septembre 2017, ­relaie des accusations de manipulations d’images dans plusieurs articles cosignés par Catherine Jessus et publiés entre 1998 et 2017. Il met ensuite en ligne, sous son nom, les images incriminées sur PubPeer, un site qui recueille des critiques de résultats scientifiques, de façon anonyme ou non, dans le but de les corriger. PubPeer, animé notamment par deux chercheurs du CNRS, Boris Barbour et Brandon Stell, fait souvent figure d’épouvantail dans la communauté scientifique française.

Le 13 septembre, Catherine Jessus nous reçoit longuement au siège du CNRS, à ­notre demande, pour nous éclairer sur ces accusations. Elle reconnaît alors « des ­erreurs, mais pas de fraude » et assure que des corrections ont été demandées et qu’elle recherche encore les originaux pour plusieurs cas.

Au sortir de son ­bureau, Francis-André Wollman, chercheur à Sorbonne-Université et membre du comité scientifique du CNRS, souhaite nous faire part de sa vision de l’affaire : les accusations sont « complètement débiles », la « rigueur et l’intégrité de Catherine Jessus ont frappé toute la communauté », assure-t-il.

Il juge en revanche qu’au-delà de la « bonne foi totale de ses animateurs » PubPeer est devenu, « dans la pratique, une plate-forme anonyme de dénonciation » qui rappelle « des temps épouvantables ». Après un nouvel échange téléphonique avec Catherine Jessus, le 19 septembre, nous décidons, avant de publier quoi que ce soit, d’attendre le verdict des journaux scientifiques, qui peuvent décider de ­corrections, de rétractations des articles, ou de ne rien faire.

Fin novembre, lors d’une réunion des ­directeurs d’unités du CNRS, Catherine Jessus annonce qu’elle a été mise hors de cause par une commission d’enquête, apprend-on dans un Tweet d’un des participants à cette rencontre, Philippe Froguel.

Le 21 février, le rapport de cette commission d’enquête, jusqu’alors secret, est rendu public à la demande du nouveau président du CNRS, Antoine Petit. Sa prédécesseure par intérim, Anne Peyroche, a dû lui laisser la place précipitamment, en raison d’accusations assez similaires à ­celles portées contre Catherine Jessus.
sur le même sujet :Enquête sur l’ex-présidente du CNRS Anne Peyroche

Nous évoquons les conclusions du rapport dans un article du daté 28 février ­intitulé « L’honneur sauvegardé de ­Catherine Jessus », qui souligne à la fois cet effort de transparence inédit et les points d’interrogation qui subsistent : comment Catherine Jessus a-t-elle pu ­annoncer sa mise hors de cause en ­novembre, alors que la commission est censée avoir enquêté jusqu’au début de l’année 2018 ? En outre, certains biologistes s’interrogent déjà sur la qualité du travail de la commission d’enquête, jugeant ses conclusions trop lénifiantes.

L’étape suivante sera donc la mise en ­ligne, le 16 mai, du rapport de contre-expertise, anonyme et très critique envers les « enquêteurs », dont nous avons rendu compte.

Les usages de l’anonymat

Pourquoi avoir choisi de le faire, alors que ce rapport était anonyme – reproche ­central de la lettre ouverte ? Rappelons que, dans la mesure du possible, les ­journalistes aspirent à citer des sources non anonymes. D’abord pour éviter d’être instrumentalisés. On ne parvient pas à un poste de responsabilité comme celui de Catherine Jessus sans s’attirer de solides inimitiés, et de telles motivations ne sont en l’espèce pas à écarter. Mais l’anonymat vise aussi à protéger des sources : à tort ou à raison, les auteurs du contre-rapport s’estiment vulnérables face au poids de la hiérarchie.

Nous avons bien évidemment pesé ces éléments lors de notre enquête. De fait, nous connaissons l’identité d’une grande partie des « contre-experts » : ils ne sont pas « anonymes » pour nous, et nous avons pu nous assurer de leurs compétences. Ce sont bien des biologistes confirmés et non des « experts autoproclamés » comme l’affirme la lettre ouverte. Nous avons eu tort de ne pas le préciser explicitement, pour la bonne compréhension de nos lecteurs.

Ce qui importait avant tout, à notre sens, ce n’était pas le messager, anonyme ou non, eût-il des griefs sous-jacents ou non, mais le message : l’enquête sur les travaux de Mme Jessus et ses coauteurs a-t-elle été correctement menée ?

Là encore, nous n’avons pas donné foi sans vérifications aux contre-experts : nous avons soumis leur analyse à la critique d’autres biologistes sans lien avec la querelle, qui, dans leur très grande majorité, ont validé leurs ­conclusions – même s’ils notaient parfois une conception radicale de l’intégrité scientifique. Eux aussi ont requis l’anonymat, également pour se protéger.

De plus, le texte des contre-experts relate des faits vérifiables, et non de simples opinions. Il n’y avait donc aucune raison de passer sous silence un document public. A l’inverse, nos lecteurs ont pu se demander pourquoi nous ne donnions pas la parole à Catherine Jessus : celle-ci n’avait cette fois pas souhaité répondre à nos questions, ce que nous aurions dû préciser.

Il est intéressant de peser le « deux poids, deux mesures » concernant l’anonymat, chez les signataires de la lettre ouverte : les auteurs du rapport dédouanant Catherine Jessus sont eux aussi anonymes. Une courte « enquête » sur les identifiants ­informatiques du rapport, les initiales FAW, nous a mis sur la piste de son président, dont l’identité nous a depuis été ­confirmée par plusieurs sources indépendantes, mais pas formellement par l’intéressé. Il s’agit de Francis-André Wollman, qui était encore, en 2017, vice-président de l’association Citoyenseneurope.org dont le site héberge la lettre ouverte (qu’il n’a pas signée).

L’identité des rapporteurs reste protégée par Sorbonne-Université, celle-ci expliquant, dans un communiqué commun avec le CNRS, que c’est précisément « pour les protéger » d’attaques comme celles portées par la contre-expertise. Difficile donc d’apprécier leur « indépendance ». La Suisse a récemment fait le choix inverse : donner leur nom pour couper court à toute suspicion.

D’autant qu’un autre point déconcertant est récemment apparu. Le 21 janvier, avons-nous appris, Catherine Jessus a écrit à l’éditeur d’une des revues scientifiques concernées, Developmental Biology, que la commission d’enquête avait travaillé « de septembre à novembre » 2017. Alors que, dans le rapport, les dates indiquent « du 18 octobre au 15 février [2018] ». Qui croire ? Dans ce courrier en anglais, les justifications sont mot à mot les ­mêmes, à la traduction près, que dans le rapport des experts. Laquelle des versions a inspiré l’autre ?

Pourquoi parler d’une affaire d’apparence mineure ?

Au-delà du cas de Catherine Jessus et de ses cosignataires, il nous a semblé important d’éclairer nos lecteurs sur ces faits – comme sur d’autres, passés ou toujours en cours – pour des raisons plus fondamentales. Certes, nous avons vocation à chroniquer les résultats scientifiques. Mais nous tenons aussi pour important d’expliquer dans quelles conditions ces ­résultats sont obtenus, comment la science se construit. Or, il se trouve qu’elle traverse, notamment pour les disciplines biomédicales, une crise profonde qui ­l’atteint dans ses fondements mêmes.

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