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La Sorbonne est à tous - Lettre ouverte au recteur de l’académie de Paris, Libération, 15 décembre 2019

dimanche 15 décembre 2019, par Laurence

Le recteur de l’académie de Paris est Gilles Pécout

Dans une lettre ouverte au recteur de l’académie de Paris, les universitaires Anouk Barberousse, Johann Chapoutot, Sandra Laugier et Pierre Serna appellent à redonner à la Sorbonne sa fonction de lieu de partage des savoirs et d’enseignement d’une pensée critique.

Pour lire ce texte sur le site de Libération

Monsieur le recteur, à qui est la Sorbonne ? Les étudiants, personnels administratifs, chercheurs, enseignants, maîtres de conférences et professeurs sont en droit de se le demander tant les fermetures abusives et incongrues se répètent ces dernières années. Ces blocages (comment les nommer autrement ?) vident la Sorbonne de son sens et de son existence et, selon les « éléments de langage » de nos maîtres, nous « prennent en otages ».

La Sorbonne est, depuis sa création au XIIIe siècle, la maison des étudiants et des professeurs, et non celle du roi ou du gouvernement, même s’il plaît au roi, de temps à autre, d’y organiser une opération de com, un « grand discours » qui nous fait suffoquer de policiers, de barrières et de contrôles, et qui bloque tout le Quartier latin. La Sorbonne est le lieu du partage du savoir, par sa bibliothèque, inaccessible en cas de blocage rectoral, par ses salles de cours, de séminaire, et ses amphithéâtres. Les agents de sécurité sont bien en peine d’expliquer les raisons de ces fermetures - dont nous ne sommes du reste jamais informés - car, dans la quasi-totalité des cas, la rue de la Sorbonne ou la rue Saint-Jacques sont calmes et sereines, sans que la moindre subversion estudiantine ne soit perceptible.

La Sorbonne, comme Paris, a un statut particulier. Longtemps, Paris n’a pas eu de maire, en raison de la réaction thermidorienne de 1795, rejouée en 1871. Aujourd’hui encore, le préfet de police de Paris n’est pas soumis à l’autorité du directeur général de la police nationale. De la même manière, la Sorbonne n’est pas vraiment chez elle, puisqu’elle abrite, fait unique au monde, les bureaux du rectorat, c’est-à-dire du représentant du gouvernement dans le monde éducatif. C’est, de fait, le recteur qui dirige ses bâtiments, dont il occupe une trop grande partie, alors qu’il n’enseigne pas et que nous manquons d’espace. Le grand amphithéâtre accueille de curieux locataires, qui payent pour y organiser leurs réunions de prestige, leurs défilés de mode et leurs opérations mercantiles, au lieu d’être dévolu à l’enseignement. Les laboratoires de la Sorbonne doivent louer aux services du recteur des salles de colloque ! Les collègues étrangers n’y comprennent rien. Nous non plus.

Quand le recteur bloque le reste des bâtiments, la Sorbonne, habituellement pleine de tout son monde universitaire, est vide, dans un « état de mort cérébrale » construit et voulu.

Depuis plusieurs années, l’Etat hobbesien fondé sur la sécurité imposée contre l’abandon des libertés est en train de remplacer de façon sournoise mais continue un Etat lockéen fondé sur le pacte social qui additionne les libertés pour créer la sécurité commune du vivre ensemble. Depuis le cinquantenaire du mouvement de 1968, il faut bunkériser la Sorbonne et empêcher coûte que coûte qu’elle ne devienne ce qu’elle a été en 1968, le foyer de la « chienlit », c’est-à-dire le lieu d’une expression de liberté créative rarement vécue dans l’histoire mondiale des contestations universitaires. De fait, dès que l’on redoute que les étudiants de premier cycle se dirigent depuis Tolbiac ou Clignancourt vers le Quartier latin, où n’ont cours que les troisièmes années, les masters, les agrégatifs et les doctorants, on ferme les portes. A plus long terme, on saisit la stratégie du pouvoir : vider le Quartier latin de tous ses étudiants, les placer ailleurs, réserver la Sorbonne pour les cocktails du rectorat, en faire un musée payant de l’université avec son merchandising associé, la transformer en hôtel de luxe pour les invités du pouvoir exécutif, ou en coulisse prestigieuse pour tel ou tel discours aussi creux que solennel. Avec, tout autour, un Quartier latin « Airbnbisé » et vide de tout lecteur, penseur, créateur.

La Sorbonne est une institution républicaine qui, en 1896, prit la suite de la Sorbonne médiévale et moderne. Elle fut voulue et pensée par la IIIe République pour défendre l’éducation nationale, libre, gratuite, laïque et obligatoire pour tous les enfants de France. Les cours y étaient publics et chacun pouvait y assister en toute liberté, sans « montrer sa carte » à l’entrée. La Sorbonne républicaine était le phare d’un édifice qui rassemblait écoles primaires, normales et normales supérieures en un cursus démocratique et méritocratique que le monde nous a envié. Il est temps de lui redonner cette fonction de lieu de partage des savoirs et d’enseignement d’une pensée critique. C’est au recteur qui, par les aléas de l’histoire, partage avec nous ce lieu, de défendre avec nous cette mission. Il peut et il sait le faire, car il est un universitaire et non un rouage servile qui saute dans la minute comme un préfet. Dans le cas qui nous occupe, il est un homme nourri de culture humaniste et critique, spécialiste de l’histoire des libertés politiques et de tout ce que bafoue le « management » du pouvoir exécutif.

Johann Chapoutot professeur d’histoire contemporaine, Sorbonne Université , Sandra Laugier professeure de philosophie, Paris-I , Anouk Barberousse professeure de philosophie des sciences, Sorbonne Université , Pierre Serna professeur d’histoire moderne, Paris-I